Quand l'artiste luchonnais Daniel Estrade rend hommage à l'aquarelliste Jean-Louis Morelle
Le n° 54 du magazine "L'Art et l'Aquarelle" consacre un Cahier spécial de 22 pages de rétrospective et d'hommage à Jean-Louis Morelle, grande figure de l’aquarelle, disparu le 14 juillet dernier, à Montreuil, à l'âge de 76 ans.
L'aquarelliste luchonnais Daniel Estrade qui a participé à cet hommage, m'a fait parvenir son texte émouvant, que vous pouvez découvrir ci-après.
Pour rappel, jusqu'au 15 octobre prochain, vous pouvez découvrir l'exposition "Les eaux créatrices" de Jean-Louis Morelle au Musée Salies à Bagnères-de-Bigorre.
A l'aquarelliste qui m'a tout "réappris"
Il est tard. J’ai peint et je suis fatigué. Je suis descendu dans mon jardin. Les montagnes reposent sous une splendeur d’étoiles. Le bruissement de la petite cascade du parc du Casino, toute proche, sculpte le silence opaque de la nuit. Face à moi, un siège vide. Ce n’est pas la chaise de Van Gogh, ce n’est pas le fauteuil aux têtes de lion de Vermeer, c’est une simple chaise de jardin, celle ou s’asseyait Jean-Louis Morelle les soirs d’été, chez moi, à Luchon, dans les Pyrénées. Nous parlions.
Je fais la connaissance de Jean-Louis au début des années 90, alors qu’il poursuit ses recherches sur « l’eau créatrice », d’où naîtra l’ouvrage éponyme. Ce livre fondateur a fixé les règles de la technique de l’humide sur l’humide. Une somme, une révolution. Nombreux seront les suiveurs qui s’en donneront à cœur joie en pataugeant dans la flaque et en surfant sur l’auréole, jusqu’à l’excès, la vulgarité. "Supermorelle" plane au dessus de la mêlée. Mais les galeries parisiennes le boudent : de manière générale, les galeristes qui exposent des peintres dédaignent les aquarellistes et l’art contemporain officialisé déteste la peinture. La notoriété viendra au fil des publications, des cours et des stages, en France et à l’étranger.
Tandis que je regarde vers l’Afrique et l’Océanie, il peint l’urbain : Montreuil la nuit, la pluie sur les boulevards, des voitures, des friches, des tags et réinvente d’un pinceau virtuose la panoplie des classiques de l’art : le nu, le portrait, la nature morte, le paysage. Il me promet "d’essayer de mettre un peu d’imaginaire dans sa réalité". Le vœu pieux d’un figuratif forcené.
On se voit souvent, dans mon studio parisien ou à Montreuil dans son atelier, chaque fois en tête à tête. Nous visitons des expositions, Je me souviens de l’expo Rothko et de nos hallucinations rétiniennes qui projettent comme des feux-follets les complémentaires des couleurs des tableaux sur les murs blancs du musée, ce qui l’amuse beaucoup, de Picasso sculpteur (qu’il jalouse…à tort), d’Artaud-Van Gogh, Paul Klee, Chardin, qu’il visite au pas de course car il dispose de peu de temps alors que j’ai sélectionné pour lui les tableaux devant lesquels il doit s’arrêter et qu’il commente avec brio, de Bonnard aussi, qu’il aime tant, et pour cause, lui, le grand coloriste. Au Havre, dans un lieu tenu secret, nous examinons à la loupe les vélins de Lesueur. Je l’accompagne à Londres où son travail n’est pas apprécié, pré carré british oblige.
Visiter une expo en sa compagnie est tout un spectacle. Sa voix porte, le discours est péremptoire et de fait, des groupes de visiteurs-auditeurs se forment, qui nous suivent.
Jean-Louis a longtemps enseigné, donc beaucoup parlé, mais peu écrit. Trop peu. Son style est fluide, poétique mais sans emphase, apollonien, très français et surtout, charnel. Eminemment charnel. Comme sa peinture, qui est un oui au monde et à la création universelle. Pourtant, notre homme a ses ténèbres, ses périodes d’angoisse et de dépression. Anxieux face à l’Apocalypse programmée, il me dit, lueur d’espoir : "La Nature est plus forte que nous." Rien de tout cela ne filtre dans cette œuvre solaire, ni miasmes, ni spectres, toute entière tournée vers la lumière. Mais parfois, sous son pinceau, le soleil noir de la mélancolie éclaire un visage, une voiture abandonnée, un fruit délaissé.
J’expose et Jean-Louis est de tous mes vernissages. Je peins sur vélin d’arches satiné, un papier qui n’est ni un vélin, ni satiné, avec des godets et des pinceaux japonais à virole dont je fais une énorme consommation et du coup, la fortune de la petite japonaise qui tient boutique à Montmartre, avenue Junot.
Il me laisse faire, il m’attend au tournant.
Notre rencontre picturale, techniquement parlant, a lieu en 2006. Jean-Louis et sa compagne Isabelle Gagneux, viennent me visiter à Luchon. Ils peignent sur le motif, équipés de chevalets portatifs et de palettes de campagne. Intrigué, je les suis. Pour la première fois ou presque, je pointe mon nez vers les sommets en tant que sujet à peindre.
Jean-Louis me donne un cours : il dessine une courbe qui décrit le cycle de l’eau, des grandes diffusions jusqu’à l’état semi mat, mat, et sec. Le cours dure vingt minutes. J’assimile, car j’ai vingt ans d’aquarelle dernière moi. Il m’indique quels pinceaux utiliser, le spalter, les pinceaux à lavis, l’équarisseur de blancs et l’indispensable traceur, et à quel moment intervenir au cours du processus. Dés lors, tout change. Le papier, du Montval, est tendu sur châssis pour pouvoir travailler pendant trois heures dans l’humidité, la palette est débarrassée de ses intrus pour faire place aux trois primaires (pures) et à leurs complémentaires, huit couleurs en tout, le pinceau court sur la palette dans un mouvement incessant de boussole car intégré par le corps. Victoire des tons rompus pour magnifier le ciel avec une touche de rouge, des gris trichromes pour les nuages et toutes les nuances de la végétation, du minéral et des eaux avec le double pinceau.
Dans la foulée, grâce à lui, je fais la connaissance de Blanche Odin, la mère fouettard de l’aquarelle. Autre révélation.
Il me confie en avoir fini avec l’aquarelle et souhaiter peindre à l’huile.
Echange de bons procédés, je lui enseigne la technique de la peinture à l’huile telle que je l’ai apprise de Nicolas Waker aux Beaux Arts, le seul à avoir compris la technique des frères Van Eyck, émulsion et glacis et gras sur maigre. Il l’assimile et détourne vite le procédé.
Il peint sur des toiles à grain très fin, utilise des taloches et plonge ses pinceaux dans le Liquin, un médium qui allie l’onctuosité de l’huile à la vitesse de séchage de l’acrylique (cancérigène dit-on…). Selon moi, ce n’est pas la meilleure partie de son œuvre. La vie semble s’être retirée de ces tableaux, comme la mer se retire à marée basse de la plage, révélant des scories. La faute à Lucian Freud et Edward Hopper qu’il admire ?
Viennent les années cancer. L’opération, les effets secondaires de la chimio, les douleurs lancinantes, l’extrême fatigue, la rémission, les vertiges, les pertes de mémoire et la tristesse de ne plus pouvoir peindre ; un chemin de croix. Communiquer avec Jean-Louis devient difficile.
Il peindra encore, des fixés sous plexiglas, et quelques œuvres sur tablette.
L’une de ses dernières joies artistiques, sera la présentation de sa donation au musée Salies à Bagnères de Bigorre en 2020. Ce musée abrite désormais un fond de 75 aquarelles de Jean-Louis. Elles sont en lieu sûr. Le soir du vernissage, il retrace son itinéraire novateur et commente ses œuvres devant sa famille, quelques amis et le public. Il souligne son goût pour le sujet pauvre, banal, le sans grade, sans voir que nul ne peut chausser les godillots de Van Gogh, et que chez lui, même la simple bouteille d’eau ou un réchaud à gaz se parent de mille nuances, et que là est sa force.
"C’est au moment où il va s’éteindre que notre Mercure est le plus beau" disent les alchimistes.
Au soir de sa vie, tel Faust et son pentacle, il consulte encore le cercle chromatique, sa Matière, qui lui livre ses ultimes secrets.
J’ai repris le chemin de l’atelier. De quelle épiphanie quelques rares sont-ils aujourd’hui les prophètes avant qu’une nouvelle mutation s’opère ? Dans ma "Maison accoisée" doit s’accomplir le Grand Œuvre, loin du monde, au creuset comme il se doit, pour une transmutation du regard. Sans Jean-Louis, hélas, l’ami, le confident, le frère d’armes.
Je lui laisse le mot de la fin, de la fin et d’un possible commencement : "Le basculement technologique a ouvert de nouveaux champs de possibles que nous ne pouvons pas imaginer. Qu’en est-il de l’art dans ce nouveau contexte ? De jeunes artistes dans le métro effleurent de leurs doigts délicats l’écran de leur tablette. Ils m’avouent regretter la perte de la sensualité du crayon gras, l’absence de contact physique avec le grain du papier. Passée l’excitation, l’infini du logiciel les ennuie et surgit la sensation de vide. Au printemps 2015, la réplique de la grotte Chauvet s’est ouverte au public. La plus haute technologie fut mise au service des artistes en charge du projet. En cours de travail, ils s’interrogeaient. Comment exprimer la matière, l’énergie et le rythme des peintures qu’ils découvraient sur les parois ? Ils brûlèrent des branches de pin et grâce au charbon de bois ainsi fabriqué, ils purent redessiner avec toutes les nuances de noir, du gris léger au plus dense, des fresques datant de 36 000 mille ans…"
Daniel Estrade. Luchon. 20 août 2020.